CHAPITRE DOUZE

Quand je réussis à détacher le regard du Corbeau Moqueur, je vis que Heath m’avait rejointe. Il avait dégainé son pistolet et le pointait sur la créature.

— Pauvre humain ! lança celle-ci d’une voix stridente. Tu penses pouvoir arrêter un Anccccien ?

Ensuite, tout alla très vite. L’oiseau monstrueux s’élança à l’instant précis où mon corps se débloquait. Je me précipitai en avant. Heath appuya sur la détente et le coup partit. Mais le Corbeau Moqueur se déplaçait à une vitesse vertigineuse : il esquiva la balle, qui se planta dans l’arbre glacé. Alors qu’il volait droit sur Heath, j’aperçus ses serres en dents de scie. Si je n’agissais pas très vite, Heath allait mourir.

Hurlant de peur et de rage, je poussai mon ami sur le côté juste au moment où le Corbeau Moqueur allait frapper ; c’est donc moi qui reçus le coup.

D’abord, je ne ressentis aucune douleur, juste une pression sur ma peau, traversant la partie supérieure de ma poitrine. La force de l’impact me fit pivoter, si bien

que je me retrouvai face au Corbeau Moqueur lorsqu’il se posa sur ses horribles jambes humaines.

Ses yeux s’agrandirent.

— Non ! Il te veut en vie !

— Zœy ! Mets-toi derrière moi ! cria Heath en essayant de se relever.

Il glissa sur le sol gelé – qui, chose bizarre, avait viré au rouge –, puis il tomba lourdement.

C était étrange : alors même qu’il se trouvait juste à côté de moi, sa voix me parvenait comme s’il parlait à l’autre bout d’un long tunnel.

Soudain, à ma grande surprise, mes genoux cédèrent et je m’affalai par terre. Un bruissement d’ailes attira mon attention sur la créature : elle s’apprêtait manifestement à revenir vers moi.

Je levai la main, qui me parut chaude et lourde. Je la regardai : elle était couverte de sang. « Du sang ? Alors, c’est ça, cette flaque rouge ? »

— Air, viens à moi ! appelai-je dans un murmure.

Heureusement, l’élément n’avait pas de problèmes d’audition : il se mit aussitôt à tourner autour de moi.

— Empêche-le de s’envoler, ordonnai-je.

Le grotesque homme-oiseau se retrouva aussitôt pris au piège d’une petite tornade. Avec un cri perçant, insupportable, il replia ses ailes, désormais inutiles, dans son dos et se mit à marcher dans notre direction, s’arc-boutant contre les bourrasques.

— Zœy ! Zœy !

Heath passa un bras autour de moi. Ça me rendit service car, sinon, je me serais écroulée. Je lui souris, me demandant pourquoi il pleurait.

— Attends une seconde, il faut que j’en finisse avec cette saleté. Feu, j’ai besoin de toi.

L’air tourbillonnant autour de moi se réchauffa. Je pointai mon doigt couvert de sang sur le Corbeau Moqueur.

— Brûle-le !

Une colonne de flammes furieuses encercla la créature. Une odeur répugnante de viande rôtie et de plumes brûlées parvint à mes narines. Je crus que j’allais vomir.

— Feu, je te remercie. Air, en partant, pourrais-tu emporter cette odeur nauséabonde, s’il te plaît ?

Je voulais parler normalement, mais je ne faisais que murmurer. Les éléments m’obéirent néanmoins.

Prise de vertige et de nausée, je me laissai aller contre Heath. J’essayais de comprendre ce qui n’allait pas chez moi, mais mes pensées étaient comme engluées, ce qui, bizarrement, ne me paraissait pas très important.

J’entendis quelqu’un courir au loin, puis Heath hurla, le visage baigné de larmes.

— Au secours ! On est là ! Zœy a besoin d’aide !

Le visage d’Erik apparut à côté de celui de Heath.

« Génial, ils vont recommencer à se grogner dessus », pensai-je. Pourtant, non. La réaction d’Erik m’intrigua, sans plus. Je le regardais, détachée.

— Merde ! lâcha-t-il en pâlissant.

Sans ajouter un mot, il arracha sa chemise (la belle chemise noire à manches longues qu’il avait portée à l’occasion de notre dernier rituel), faisant sauter tous les boutons. Il était trop mignon avec son petit marcel. Sérieusement, il avait un corps canon. Il s’agenouilla.

— Serre les dents, Zœy, ça va faire mal.

Il roula sa chemise en boule et l’appuya contre ma poitrine.

Alors seulement la douleur me déchira. J’en eus le souffle coupé.

— Oh, déesse ! Désolé, Zœy, désolé !

Je baissai les yeux pour voir pourquoi j’avais aussi mal. Tout mon corps était couvert de sang !

— Que… que…

J’essayai de formuler une question ; en vain : la souffrance et une sensation de torpeur grandissante m’empêchaient de parler.

— Nous devons l’amener à Darius, s’écria Erik. Il saura quoi faire.

— Je vais la porter, répondit Heath.

— Allons-y !

Heath se pencha sur moi.

— Je dois te déplacer, Zo. Accroche-toi, d’accord ?

Je tentai de hocher la tête, mais je ne pus que gémir

de douleur. Heath me prit dans ses bras et me serra contre sa poitrine comme si j’étais un nourrisson anormalement grand. Puis il s’élança derrière Erik, ne cessant de glisser.

Le trajet jusqu’aux souterrains fut un cauchemar que je n’oublierai jamais. Une fois dans le sous-sol, devant l’échelle en métal qui menait dans le réseau de tunnels, ils s’arrêtèrent une seconde.

— Descends le premier, fit Heath. Je vais te la passer.

Erik acquiesça et disparut dans le trou.

— Désolé, bébé, dit Heath. Je sais que ça doit être affreux pour toi.

Il m’embrassa doucement sur le front, puis s’accroupit et réussit, je ne sais comment, à me transférer à Erik.

Heath nous rejoignit en bas, et Erik me remit dans ses bras.

— Je cours prévenir Darius, s’écria-t-il. Suis le tunnel principal. C’est celui qui est le mieux éclairé. On viendra à ta rencontre.

— Qui est Darius ? demanda Heath, mais Erik était déjà parti.

« Il est beaucoup plus rapide que je ne l’aurais cru », essayai-je de remarquer, mais seuls des mots incompréhensibles sortirent de ma bouche.

— Chut ! fit Heath.

Il marchait aussi vite que possible, tout en s’efforçant de ne pas trop me secouer.

— Reste avec moi, Zo. Ne ferme pas les yeux. Continue de me regarder. Reste avec moi.

Il n’arrêtait pas de parler, ce qui m’agaçait parce que j’avais vraiment mal et que je ne voulais qu’une seule chose : fermer les yeux et m’endormir.

— Il faut que je me repose, murmurai-je.

— Non ! On ne se repose pas ! Hé, on n’a qu’à faire comme si on était dans Titanic, tu sais, ce film avec Leonardo DiStupido que tu passais en boucle quand tu étais gamine.

— DiCaprio, rectifïai-je, irritée qu’il soit encore jaloux du béguin que j’avais eu, il y avait des années de ça, pour Leonardo, ou, comme j’aimais alors l’appeler, « mon petit ami Léo ».

— C’est ça, c’est ça. Tu te rappelles, tu disais que, à la place de Rose, tu ne l’aurais jamais lâché ? Bon, eh bien, on va faire une reconstitution. Je suis DiCaprio, avec ses manières efféminées, et tu es Rose. Tu dois continuer de me regarder, sinon je vais me transformer en glace à l’eau géante.

— Imbécile, réussis-je à articuler.

Il me fit un grand sourire.

— Ne m’abandonne jamais, Rose. D’accord ?

Je l’admets, c’était débile, et pourtant il était parvenu à me captiver. La première fois que j’avais vu ce film – et que j’avais pleuré comme un bébé –, ce passage m’avait rendue dingue. Cette idiote de Rose promet de ne jamais le laisser tomber, et c’est précisément ce qu’elle fait. Elle n’aurait pas pu se pousser pour que Leo/Jack puisse monter lui aussi sur cette fichue planche ? Il y aurait tenu sans problème !

Pendant que je me repassais cette scène déchirante, Heath courait, suivant la courbe du tunnel principal.

Un instant plus tard, Erik y apparut, Darius sur les talons. Quand Heath s’arrêta, je réalisai à quel point il était essoufflé. Oh, oh… J’étais si lourde que ça ?

Darius me jeta un coup d’œil et je crus le voir pâlir.

— Je vais l’emmener dans la chambre de Lucie, dit-il. J’y serai bien avant vous, mais je veux que cet humain m’y rejoigne, alors montre-lui le chemin. Ensuite, va chercher les Jumelles et Damien, et réveille aussi Aphrodite, on pourrait avoir besoin d’elle.

Il se tourna vers Heath.

— Je vais la prendre.

Heath hésita. Le visage de marbre de Darius s’adoucit.

— Ne crains rien. Je suis un Fils d’Erebus, et je te donne ma parole que je la protégerai toujours.

Heath me déposa à contrecœur dans ses bras. Le combattant me regarda d’un air sombre.

— Je vais me déplacer très vite, prêtresse. Tu dois me faire confiance.

Même si je m’y attendais, la vitesse de Darius me coupa la respiration. Les murs défilaient devant mes yeux, tout flous ; la tête me tournait. J’avais déjà expérimenté une fois ce phénomène qui tenait presque de la téléportation, mais c’était toujours aussi impressionnant.

Quelques secondes à peine s’étaient écoulées lorsqu’il s’arrêta devant la couverture dissimulant la chambre de Lucie. Il y entra. Lucie s’assit dans son lit, se frotta les yeux, et nous contempla, tout endormie. Puis elle ouvrit la bouche et sauta par terre.

— Zœy ! Que s’est-il passé ?

— Un Corbeau Moqueur, répondit Darius. Enlève ce qu’il y a sur la table.

Lucie poussa d’un geste les objets qui l’encombraient. J’aurais voulu protester : il ne fallait pas tout déranger ! J’étais sûre qu’elle avait cassé un verre ou deux et fait voler un tas de DVD dans la pièce. Néanmoins, non seulement ma voix ne marchait plus, mais j’étais trop occupée à ne pas m’évanouir, tant la douleur fut atroce lorsque Darius me posa sur la table.

— Que peut-on faire ? Que peut-on faire ? répétait Lucie en pleurant.

On aurait dit une petite fille perdue.

— Parle-lui. Fais en sorte qu’elle reste consciente, ordonna Darius.

Il se détourna et se mit à sortir du matériel d’une trousse de premiers secours.

Lucie me prit la main.

— Zœy, tu m’entends ?

— Oui, répondis-je au prix d’un effort surhumain.

Elle serra mes doigts.

— Ça va aller, Zœy ! Il ne peut rien t’arriver, parce que je ne sais pas ce que je ferais…

Un sanglot l’interrompit.

— Tu ne mourras pas ! Tu as toujours cru en moi, et j’ai essayé d’être à la hauteur. Sans toi, j’ai peur que ce qu’il y a de bon en moi disparaisse, et que je choisisse l’obscurité. Et puis, j’ai encore beaucoup de choses à te dire. Des choses importantes.

J’aurais aimé la rassurer, lui demander d’arrêter ces bêtises… Cependant, au-delà de la souffrance et de l’engourdissement, je commençai à avoir une drôle d’impression. Quelque chose clochait en moi. J’aurais eu du mal à définir cette nouvelle sensation, qui, plus que le sang, plus que la peur que je lisais sur le visage de mes amis, me disait qu’il m’était arrivé quelque chose de grave, et que la détresse de Lucie était justifiée.

Alors, la douleur s’atténua un peu. Si c’était ça, mourir, j’étais d’accord : c’était mieux que de vivre et de souffrir le martyre.

Alors que j’étais en train de le penser, Heath fit irruption dans la pièce, s’approcha de moi et prit mon autre main. Il enleva délicatement les cheveux collés sur mon visage.

— Comment vas-tu, bébé ? Tu tiens le coup ?

Je tentai de lui sourire ; en vain.

À cet instant, les Jumelles arrivèrent en courant, suivies de Kramisha.

— Oh non !

Erin s’arrêta à quelques pas de moi, la main contre la bouche.

— Zœy ? souffla Shaunee d’un air confus.

Elle cligna plusieurs fois des yeux, puis son regard glissa sur ma poitrine, et elle éclata en sanglots.

— Ce n’est pas joli, commenta Kramisha. Pas joli du tout.

Elle posa les yeux sur Heath, qui était tellement concentré sur moi qu’il n’aurait pas remarqué un éléphant en tutu.

— Ce n’est pas l’humain qui est venu ici l’autre fois ? lâcha-t-elle.

Je regardais mes amis avec intérêt : j’ignore pourquoi, j’étais devenue extrêmement consciente de ce qui se déroulait autour de moi, excepté de mon corps, qui ne semblait plus m’appartenir.

Les Jumelles se tenaient par les épaules et pleuraient à chaudes larmes ; Darius fouillait toujours dans sa trousse ; Lucie me tapotait la main et essayait sans succès de réprimer ses sanglots. Heath me chuchotait des répliques de Titanic, les massacrant au passage. En d’autres termes, tout le monde n’avait d’yeux que pour moi… sauf Kramisha. Elle fixait Heath d’un regard avide. Une sonnette d’alarme retentit dans mon esprit et je m’efforçai de reprendre le contrôle de mon corps. Il fallait que je dise à Heath de se méfier. Il devait partir au plus vite.

— Heath, parvins-je à murmurer.

— Je suis là, bébé.

Si j’avais pu, j’aurais levé les yeux au ciel. Sa bravoure était bien mignonne, mais à cause d’elle il risquait de se faire dévorer par les novices rouges de Lucie.

— Hé, tu n’es pas l’humain qui nous a rendu visite ? Celui que Zœy était venue chercher ?

Kramisha s’était rapprochée de Heath et ses iris avaient viré au rouge, ce qui était un très mauvais signe. Étais-je la seule à remarquer la manière intense dont elle le dévisageait ?

— Darius ! haletai-je.

Heureusement, le combattant m’entendit. J’accrochai son regard et lui indiquai Kramisha, qui salivait presque. Je lus sur son visage qu’il avait compris.

— Kramisha, sors de là ! aboya-t-il. Tout de suite !

Elle hésita, détourna les yeux de Heath et me regarda.

« Va-t’en », articulai-je en silence. Elle hocha la tête et quitta la pièce.

C’est là qu’Aphrodite fit son entrée. Elle avait vraiment une sale tête ! Elle foudroya tout le groupe du regard.

— Bon sang, cette Empreinte est une vraie calamité ! Lucie, tu ne pourrais pas te reprendre et contrôler un peu tes émotions ? Un peu de respect pour ceux qui ont encore une gueule de bois qui tuerait la moyenne de…

Elle se tut, ayant enfin réussi à ajuster son regard trouble sur moi. Son visage, déjà pâle et cerné, devint tout blanc.

— Oh, déesse ! Zœy ! s’écria-t-elle en se précipitant vers moi. Non, Zœy. Non. Je n’ai pas vu ça. Je n’ai jamais vu ça ! Tu as échappé à ma première vision de ta mort. Et dans la deuxième, tu étais censée te noyer ! Non ! Ce n est pas normal !

J’essayai de parler, mais elle s’en prenait déjà à Heath.

— Toi ! Qu’est-ce que tu fous là ?

— Je… je suis venu voir si elle allait bien, bredouilla-t-il, intimidé par sa véhémence.

Elle secoua la tête.

— Non, tu n’es pas censé être là. Ce n’est pas normal !

Elle pointa sur lui un doigt accusateur.

— C’est toi qui as causé ça, n’est-ce pas ?

Les yeux de mon ami se remplirent de larmes.

— Oui. Je crois que oui.

[La Maison de la Nuit 05] Traquée
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